Voici un entretien du père Pedro avec l’écrivain et journaliste Bertrand Révillion dans le numéro de décembre 2015 de la revue Prier.
« À Noël, Dieu vient habiter nos pauvretés… »
Il voulait être prêtre et missionnaire. L’Argentin d’origine slovène, né en 1948, est arrivé à Madagascar il y a bientôt 40 ans. En 1989, il découvre l’immense décharge de Tananarive et fonde l’association « Akamasoa » qui construit écoles, villages, dispensaires, sauvant des milliers d’enfants des ravages d’une pauvreté endémique.
– Bertrand Révillion : En septembre 1975, en Argentine, à la fin de la messe de votre ordination, vous avez dit : « Je suis prêtre à la suite de Jésus et je veux donner ma vie aux plus pauvres ». D’où vous est venue cette double vocation, être prêtre et vivre aux côtés des plus démunis ?
– Père Pedro : Ma vocation s’enracine d’abord dans ma famille où la foi n’était vraiment pas quelque chose de superficiel : la foi était notre vie ! Je suis originaire d’une famille Slovène qui a fui le communisme engloutissant, après la guerre, l’ex-Yougoslavie sous une chape de plomb. Mon père, maçon et ma mère, paysanne, ont tout laissé : leurs biens, leur maison, leur terre, pour pouvoir continuer de croire, de vivre, sans être pourchassés et persécutés, leur attachement au Christ. A l’époque, Tito « nettoyait » tous les opposants et mon père a failli être fusillé. Il a prié la sainte famille et a réussi à s’échapper à quelques pas du cratère d’une vieille mine que les miliciens avaient transformé en charnier. Il fut le seul survivant… Après un mois à se cacher dans la forêt, il a réussi à passer en Italie, accueilli dans un camp de la croix rouge internationale… où il a rencontré celle qui allait devenir sa femme ! Ils se sont mariés en Italie avant d’émigrer en Argentine où je suis né, en 1948, à San Martin, dans la banlieue de Buenos Aires.
– La foi a baigné votre enfance…
– Jésus était « naturellement » présent dans notre vie. Nous récitions chaque jour la prière le matin et le soir. Nous demandions la bénédiction de Dieu lorsque nous quittions la maison. Une foi toute simple, forte, très humaine… A 15 ans, je me suis mis à lire les Évangiles et j’ai découvert à quel point Jésus était l’ami des pauvres et des petits. J’ai été totalement séduit et je me suis dit : « Cet homme-là, je veux l’imiter ! » Mon désir d’être prêtre est né ainsi.
– Un prêtre « missionnaire ».
– Oui, dès mes premières années de séminaire, j’ai voulu « partir au loin », rejoindre, en Afrique ou en Asie, les plus pauvres parmi les pauvres. Je me disais que l’Église d’Argentine pouvait se passer d’un prêtre de plus, qu’il y avait, ailleurs, sur la planète, des appels urgents. Un jour, cet appel est venu de Madagascar. Je n’étais pas encore ordonné. Mes supérieurs m’ont permis une première insertion de deux ans là-bas. Je suis parti sans hésiter une seconde !
– Votre choix de devenir prêtre, votre formation se sont faites dans le sillage immédiat du Concile Vatican II…
– Ce très grand moment de l’histoire de notre Église a été très déterminant pour moi et a renforcé, nourri ma vocation. Je buvais littéralement « Lumen Gentium », « Gaudium et Spes », tous ces grands textes conciliaires qui ouvraient enfin l’Église sur le monde ! Je nageais dans la joie d’appartenir à une Église qui se voulait, non pas suspicieusement « au-dessus » du peuple, mais au cœur de la vie des hommes et des femmes de son temps. Au plus près des réalités humaines, attentive aux blessures et aux souffrances de l’homme. Chaque samedi, je quittais les murs de mon noviciat, pour me rendre dans un bidonville proche de la ville argentine où je me trouvais alors. Les gens m’accueillaient avec bonheur, j’entrais chez eux, je découvrais un peu leur vie si difficile. J’avais le sentiment de vivre l’Évangile et les Béatitudes en acte ! Alors, oui, c’est vrai, à la fin de la messe de mon ordination, j’ai dit à la foule : « Je demande à Dieu la grâce de ne jamais trahir la cause des pauvres ! »
– Racontez-moi vos premiers pas de prêtre à Madagascar.
– Quand vous arrivez là-bas et que vous êtes prêtre, vous êtes perçu comme un notable. On vous met à part dans un presbytère confortable, avec tous les honneurs dus à votre rang ! J’ai refusé. Moi l’enfant du peuple, le fils d’ouvrier, je voulais vivre à côté avec les gens les plus simples et les plus pauvres. J’ai été nommé dans une petite mission, en pleine brousse, à plusieurs centaines de kilomètres de Tananarive.
– Et là, vous vivez un accueil pour le moins mitigé !
– Un jour, j’arrive dans un village et je vais saluer les enfants… qui se mettent à pleurer. Leurs parents me regardent d’un œil méfiant. Puis tout le monde va se cacher et je reste seul, comme un imbécile ! Je venais en frère sans me rendre compte que, moi le prêtre blanc, je débarquais chez eux sans y avoir été invité, sans avoir pris le temps de l’apprivoisement mutuel. J’ai pris, ce jour-là, une sacrée claque dans la figure !
– Vous découvrez l’art nécessaire de la patience !
– Oui, ne pas aller trop vite, entrer dans la culture malgache, apprendre la langue, travailler de mes mains avec eux – la maçonnerie comme mon père me l’avait apprise ! -, s’insérer avec humilité. Un gros travail sur soi, car la patience n’est sans doute pas, comme pour beaucoup d’Argentin, le trait premier de mon caractère ! J’ai pris alors un bréviaire malgache et me suis mis à prier, chaque jour, les psaumes, au début sans rien y comprendre et jusqu’à ce que cette langue m’entre enfin dans le crâne et dans le cœur. Accepter aussi de me laisser secouer, blesser par une vie si différente que celle que j’avais connue. Une existence souvent marquée par la mort, celle des enfants en bas âge, celle de leurs parents aussi, touchés par la malnutrition, le paludisme, la dysenterie… Dans les années 70, l’espérance de vie à Madagascar était de 42 ans ! J’ai peu à peu découvert comment habiter cette formidable mission du prêtre : rassembler, pardonner, bénir au nom de Dieu et surtout partager le quotidien souvent terriblement difficile de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants. Se laisser évangéliser par eux, par leur incroyable énergie, leur courage, leur espérance…
– Après quinze ans dans votre Mission en pleine brousse malgache, vous êtes épuisé…
– Terrible passage à vide. J’avais brûlé toute mon énergie et les pauvres étaient encore pauvres, les enfants encore malades. Moi-même, j’avais contracté des infections, j’étais à bout de force, tentant, malgré tout, de faire bonne figure. Ma prière était devenue un champ désertique. J’étais révolté contre l’indifférence des politiciens, profondément choqué par le peu d’engagement concret de mon Église contre la misère. Le feu de l’Évangile devait combattre la pauvreté mais il restait si souvent enfermé dans le confort de nos Églises et de nos sacristies, cantonné à un joli message doucereux ! Où donc entendait-on le vigoureux « Lève-toi et marche » du Christ ?
– Avez-vous douté de votre vocation ?
– Non, jamais. J’ai continué à prier sans plus ressentir les fruits de ma prière. Mais je m’y suis tenu, malgré la nuit. J’ai continué de rassembler la communauté, de chanter avec elle, de vivre avec les pauvres. Leur écoute, les moments partagés avec eux furent, souvent, ma seule prière. Depuis 15 ans, le nombre des pauvres avait énormément augmenté à Madagascar. J’étais venu apporter l’espérance de Dieu et nous étions face à un mur. Un profond sentiment d’échec. J’ai voulu quitter le pays, renoncer à être missionnaire. Je crois que seul Dieu sait qu’elle fut alors mon désespoir et ma révolte.
– Un Dieu qui ne vous a pas laissé tomber…
– Un Dieu qui, au travers du visage du Christ, m’a rappelé son extrême humilité, sa venue si humble et pauvre, à Noël. Tout le contraire d’un Dieu tout puissant et triomphant. Un Dieu fragile, dont la plus grande force est justement sa propre fragilité ! Soucieux de mon état de santé assez délabré – et après un passage dans le service des maladies infectieuses et tropicales d’un grand hôpital parisien – mes supérieurs m’ont rappelé à Antanarivo (Tananarive), me demandant de m’occuper de la formation des séminaristes lazaristes. J’ai accepté, mais, franchement, cela ne me faisait pas danser de joie : je n’étais pas devenu missionnaire pour m’enfermer dans un séminaire ! Un jour, par hasard, mes pas m’ont mené dans une gigantesque décharge d’ordures. Un lieu infecte, puant, l ‘enfer sur terre… Des enfants fouillaient les immondices pour trouver de quoi survivre. J’ai reçu un gigantesque électrochoc. Je suis resté muet. « Ici, il ne faut pas parler, il faut agir. Vite ! » En rentrant, j’ai raconté ce que j’avais vu à mes frères séminaristes. Je leur ai dit : « Les études, la théologie, la philosophie, c’est important. Mais vous ne pouvez pas mettre l’amour des pauvres entre parenthèse pendant les 7 ans de votre formation. Agissons ! » J’ai aussi sollicité un groupe d’universitaires que je connaissais. Le soir, incapable de dormir, je me suis mis à genoux sur mon lit, j’ai levé les bras et j’ai dit : « Seigneur, je n’ai pas de relations influentes, pas d’argent, pas de formation spécifique… Aide moi à aider ces enfants et leur famille. »
– L’aventure « Akamasoa », « Les bons amis » en Malgache venait de débuter !
– J’allais voir les familles chaque jour sur la décharge ; des familles écrasées par l’invraisemblable taux de mortalité de leurs enfants. Je leur ai dit : « ensemble, on va sauver vos enfants ! » Les premiers temps, nous venions, avec mes amis et frères du séminaire, les bras chargés d’un simple goûter, un peu de pain, du lait. Puis, nous nous sommes mis à chanter. Puis nous avons proposé d’apprendre aux enfants à lire et à écrire… Pas à pas, jour après jour, nous avons relevé l’impossible défi. Voilà comme sont nées nos écoles qui, à l’heure où je vous parle, accueillent quelques 12.000 enfants répartis dans 18 « villages » et une « ville » de 25.000 habitants que nous avons bâtie aux abords de la décharge. L’enfer a un peu cédé la place à l’espérance…
– Votre prière a retrouvé le sens de la louange ?
– Oui, mais une louange souvent rappeuse qui n’oublie pas le cri des pauvres, qui continue, comme les psaumes, à se révolter. Tant d’enfants ne devraient pas mourir pour une simple fièvre, une diarrhée… Mais je rends grâce aussi parce ce sont les pauvres qui m’ont sauvé, qui m’ont relevé, remis sur mon chemin de missionnaire de l’amour. J’ai pu vérifier la profonde vérité de la phrase de saint Paul : « C’est lorsque je suis faible, que je suis fort ». Il aura fallu que je touche le fond de ma propre fragilité pour que j’entende enfin ce que Dieu attendait de moi. Et que je retrouve la force de me battre aux côtés de ces enfants et de ces familles. Sans aucun moyen au départ, nous avons bâti, éduqué, formé une communauté et, ensemble, nous avons trouvé la force de déplacer la montagne d’indifférence ! Et quelle immense joie d’entendre aujourd’hui un pape – argentin ! – nous appeler à aller vers toutes les « périphéries » de la misère ! « Allez, là où plus personne ne va. Allez, là où des femmes et des hommes, perdent le sens de la vie. » Oui, une prière qui ne mène pas à l’action est stérile. À quoi bon s’agenouiller devant le saint Sacrement si nous ne nous agenouillons pas aussi devant notre frère et notre sœur qui souffrent ! La meilleure façon de parler de Dieu, c’est d’agir en son nom aux côtés des pauvres. Écoutons et mettons enfin en pratique les paroles de feu du Magnificat : « Il élève les humbles, comble de bien les affamés, renvoie les riches les mains vides ».
– Noël qui approche…
– Une joie immense ! Noël, c’est Dieu qui vient habiter nos pauvretés pour mieux les relever. À commencer par la pauvreté, le dénuement, la fragilité des enfants. Noël, c’est la grande fête de la fraternité humaine, le temps de l’urgence à donner, à se donner, à partager. Dans nos rues, il n’y a pas de guirlandes multicolores ni de vitrines alléchantes. Mais il y a la joie, une joie forte, imprenable. Une joie que, paradoxe des sociétés dites « développées », je ne retrouve pas sur les visages lorsque je marche dans les rues de Paris ou d’une autre capitale occidentale… A Akamasoa, nous préparons Noël dès les tous premiers jours de l’Avent. Nous préparons, avec les enfants, une grande crèche vivante. Et, pendant tout l’Avent, ils chantent la joie de la venue de Jésus parmi nous. Jésus qui naît à Bethléem dans des conditions très modestes, pauvre au milieu des pauvres, c’est soudain le ciel sur la terre, « Dieu avec nous », au plus près de nos combats pour la dignité et pour la justice.
– Lors de la grande messe de la Nativité qui, à Akamasoa, rassemble des milliers de personnes, comment résonne votre cœur de prêtre ?
– Nous sommes, comme chaque dimanche, près de 10.000 personnes à rendre grâce, pendant trois heures ! La Bible est apportée en procession par près de 200 personnes, presque tout un village ! Mon cœur alors déborde d’action de grâce : « Merci Jésus d’avoir sauvé ces milliers d’enfants ». Comme à l’auberge de Bethléem, même si nous n’avions plus de place, nous avons continué, pendant toutes ces années à accueillir les hommes et les femmes en détresse, quitte à repousser les murs. L’Esprit a travaillé, mis en mouvement nos cœurs et nos mains. Ces mains indignes du prêtre que je suis qui consacre le pain et le vin et qui, très particulièrement le jour de Noël, entend résonner en lui cette demande pressante du Christ : « Mangez et buvez-en tous ! » Oui, « TOUS ! », à commencer par les plus affamés et les plus assoiffés ! « Le Puissant fit pour moi des merveilles… »